samedi 7 juin 2014

Juan Carlos : l'histoire alternative

Un peu plus à l'Ouest...

En début de semaine, la nouvelle est tombée : Juan Carlos, le Roi d’Espagne, El Rey, a abdiqué. Son fils, Felipe, lui succède : il devient donc Felipe VI.

J’ai toujours bien aimé le Roi d’Espagne. Sa jovialité parfois un peu bonhomme, ses rondeurs, son côté oncle fantasque jouaient un peu, c’est vrai. Beaucoup moins, cependant, que son rôle dans la transition démocratique en Espagne, dans l’immédiat après-Franco. L’histoire est connue, mais peut être racontée encore une fois.

La Deuxième République a chassé d’Espagne le Roi Alphonse XIII, en 1931. La Guerre d'Espagne a ensuite éclaté, puis le long règne du Franquisme. Franco, parvenu au pouvoir, a très tôt désigné Juan Carlos, le petit-fils d’Alphose XIII comme son successeur, manière de contenter à la fois les tenants d’un certain légitimisme, et de couper court à toute éventuelle querelle quant à sa succession. A la mort du Caudillo, en 1975, c’est comme prévu Juan Carlos qui prend le pouvoir. Contre toute attente, le nouveau souverain, aussitôt couronné, entame la transition démocratique et permet à son pays de tourner la page de quarante ans de dictature militaire. Cependant, tout aurait pu ne pas aussi bien tourner.

Imaginons ce qui se serait passé si derrière le masque de play-boy futile qu’il arborait avant son accession au trône, ne s’était pas trouvé le principal héros du XXème siècle espagnol mais le continuateur du fascisme à l’espagnole.


Allez-y franco, mon général.

En 1975, Franco meurt. Lui succède donc, comme prévu Juan-Carlos. L’arrivée au pouvoir d’un homme jusqu’alors surtout connu pour son amour des belles bagnoles et ses participations aux soirées mondaines suscite quelques attentes dans la presse internationale : on l’imagine plus ouvert, plus moderne que son prédécesseur, plus libéral, aussi. En un mot, on entrevoit la possibilité pour l’Espagne de sortir enfin de la longue nuit dans laquelle le franquisme l’a plongée. Dès le début, Juan Carlos douche tous les espoirs.

Sa première visite officielle est pour le général Pinochet, au Chili, avec lequel le nouveau souverain tente de créer un partenariat privilégié – l’Argentine de Videla suivra quelques mois plus tard. Parallèlement à cela, pour bien faire comprendre à tout le monde que c’est lui le chef, Juan Carlos mène une purge parmi son état-major, faisant arrêter, la même nuit, une petite centaine de gradés que l’ont disait peu convaincus de lui. Lorsqu’en 1981, de l’autre côté des Pyrénées, le socialiste François Mitterrand est élu, El Rey décide de fermer sa frontière avec la France, qu’il qualifie de « cheval de Troie du bolchevisme en Europe de l’Ouest ». En apprenant la nouvelle, Mitterrand hausse un sourcil.

En 1981 a également lieu une tentative de putsch : des généraux, convaincus que Juan Carlos va trop loin et que l’avenir de l’Espagne ne doit pas être lié à cette pratique royale du fascisme, proclament la troisième République. Le jour-même, Juan Carlos, impitoyable, réussit à les capturer en commandant lui-même, depuis l‘arrière, l’armée qui lance l’assaut final, en plein Madrid. Tous les mutins sont condamnés à mort. Mais ce n’est pas le seul soubresaut qui agite l’Espagne : les séparatistes basques, plus traqués que jamais, ont lancé l’insurrection depuis Bilbao. La guerre civile qui s’en suit dure huit mois, met tout le Pays Basque à feu et à sang (trois cent mille morts, principalement des civils) et voit la victoire des forces royales dans ce qui entre dans l’Histoire sous le nom de Seconde Guerre d’Espagne (également connu sous le nom de Guerre d’Indépendance, au Pays Basque).

Qui vote pour la continuation du franquisme ?


Le principal effet de ce conflit est le refus très médiatique du pape Jean-Paul II, invité par le Roi à se rendre à Compostelle, et qui lui répond que tant qu’un boucher tel que lui sévira à la tête de l’Espagne, il n’y mettra pas les pieds. Vexé, Juan Carlos multiplie les rodomontades : il masse des forces à la frontière portugaise, finance les pro-salazaristes en vue de provoquer chez son voisin des troubles justifiant une intervention espagnole (et le rétablissement d’une dictature militaire amie au Portugal, démocratique depuis 74), sans qu’un seul soldat ibère ne passe finalement la frontière. Pas découragé pour autant, Juan Carlos s’entête à vouloir frapper un grand coup : en 1988, il tente l’annexion de Gibraltar. L’Angleterre réagit immédiatement, et en moins d’une semaine, l’Espagne signe l’armistice.

Suivent quelques années de vaches maigres. Les rares pays amis du Royaume voient, un par un, leurs dictatures être renversées (Argentine, Chili), ses relations avec l’Europe sont inexistantes (les coups de poker ratés au Portugal et à Gibraltar ainsi que l’écrasement de la rébellion basque ont coupé court aux tentatives de rapprochements initiées par le Franco vieillissant), et même l’Eglise, très influentes dans la péninsule, marque ses distances. Juan Carlos essaie bien de se faire bien voir des Etats-Unis, mais ceux-ci ne sont même pas intéressés : à la chute de l’URSS, le dernier état soviétique, l’Espagne fasciste perd sa raison d’être, et du même coup tout son intérêt stratégique aux yeux de Washington. Pour ne rien arranger, les caisses sont vides et le pays est moribond.

Juan Carlos, désireux de se trouver de nouveaux alliés, se met à copiner avec les derniers dictateurs militaires qu’il lui reste : ceux d’Afrique du Nord. Kadhafi l’accueille d’un humiliant « je n’oublie pas que nos deux peuples ont pendant des siècles fait partie du même empire », Hassan II obtient de lui la cession de Ceuta et des îles Zaffarines, mais au finalement, sous l’impulsion de Juan Carlos, tous trois et Zine Ben Ali créent l’Union Méditerranéenne, faible substitut aux Etats-Unis d’Afrique rêvés par Kadhafi, mais riche en accords économiques et financiers.

Bonnes manières à l'espagnole : Juan Carlos, un souverain Tripoli


Surtout, les années 90 sont marquées par l’émergence d’un homme de l’ombre qui va devenir incontournable : Florentino Pérez. D’abord chargé de la propagande du régime, il va petit à petit accéder au cercle les plus intime du souverain, jusqu’à devenir son éminence grise. C’est lui qui sera à l’instigation du Virage Juste, qui visera, dans une tradition soviétique jusqu’alors totalement étrangère au fascisme espagnol, à créer un gros fonctionnariat, et par là-même une classe moyenne dont le pouvoir espère alors qu'elle pourra relancer la consommation et l'économie du Royaume. C’est lui aussi qui sera le cerveau de la transformation de Majorque, des Canaries et surtout de Barcelone en provinces au statut spécial – c’est-à-dire en paradis fiscaux et en destination de luxes mondialement prisées. C’est lui encore qui initiera le tournant « tout sport » de l’Espagne, via la création de champions destinés à faire vibrer la fibre patriotique des Espagnols, et dont les six victoires consécutives à Roland Garros (de 2005 à 2010) du tennisman Fernando Verdasco constitueront l’apogée.


Florentino Pérez, interrogé sur son soutien à la couronne.

Grâce à son relatif isolement vis-à-vis de ses voisins européens, et vis-à-vis e la finance internationale, l’Espagne sort sans trop de séquelles de la crise de 2008. Mais quelques années plus tard, l’onde de choc partie de Tunisie et qui deviendra connue sous le nom de Printemps arabe traverse la Méditerranée, s’en prend au Royaume, avec quelques mois de retard. Les manifestations, d’abord pacifiques, sont principalement l’œuvre de cette jeune classe moyenne créée par Fiorentino Pérez et choyée par José Maria Aznar,  le ministre des finances de Juan Carlos. Ce que réclament les manifestants, comme en Afrique du Nord ou en Syrie, c’est d’abord d’avantage de libertés individuelles, mais surtout un rapprochement avec l’Union Européenne. Le souverain a vieilli et n’est plus aussi prompt à réprimer dans le sang que dans les années 80. Il commence d’abord par faire quelques promesses, qui n’arrivent pas à enterrer le mouvement, que quelques mesures symboliques, comme la libération du cinéaste Pedro Almodovar (enfermé depuis 2008, pour des films jugés trop subversifs), n’arriveront pas à endiguer. Rapidement, le pays s’enfonce dans l’impasse, et connait une crise économique. Les photos du Roi, en train de chasser l’éléphant alors que toutes les places du pays sont occupées par des manifestants sème le trouble parmi les loyalistes : certains se désolidarisent du pouvoir, qui dès lors n’a plus d’autre choix que d’entamer le rapport de force. Alors que Ben Ali et Moubarak ont démissionné et que Kadhafi s’est fait renverser par l’OTAN et massacrer en place publique, Juan Carlos s’applique comme Bachar Al-Assad à diviser ses ennemis, et recule ainsi pendant longtemps le basculement de l’Espagne dans la lutte armée.

Tout autour, les Européens exaltent le souvenir de la Première Guerre d’Espagne, ravivent la flamme de l’antifascisme. Après avoir un temps laissé la situation se décanter pour voir comment allaient tourner les évènements, la France d’Alain Juppé (réélu en 2012), les Etats-Unis de Joe Biden et la Russie de Poutine s’accordent sur une intervention éclair, fin mai 2014. L’armée espagnole, à l’équipement vétuste, est rapidement défaite et le 2 juin 2014, Juan Carlos, vieilli, bouffi et pour tout dire au bout du rouleau, annonce qu’il renonce au pouvoir. La Quatrième République Espagnole (et non la Troisième, en hommage aux révolutionnaires de 1981) est proclamée le soir-même.

Dans cette version alternative, évidemment, Letizia n'a pas épousé Felipe, et ne devient donc pas reine après l'abdication de beau-papa. D'ailleurs, Felipe ne devient pas roi non plus.


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