dimanche 15 novembre 2015

Vendredi 13 novembre 215 : Deuxième déflagration



Saleté de putain de bordel de merde.

De temps en temps, il faut le dire. Et parfois, même le vocabulaire le plus ordurier qui soit n'est pas suffisant pour décrire l'ignominie qui se produit en face même de chez nous.

Ils ont osé ! Ce n'était pas assez, d'être venus nous prendre Cabu, Wolinski et les autres en même temps que notre innocence en ce triste matin de janvier. Ce n'était pas assez, d'avoir fait montre de l'antisémitisme le plus rance deux jours plus tard. Ce n'était pas assez, de l'infâme Mohamed Merah, du malade du Thalys, des sinistres frères Kouachi, de Mehdi Nemmouche le dégueulasse et de cette ordure de Coulibaly.

Non, il en fallait encore aux fous de Dieu, il leur fallait plus, plus grand, plus fort. Leur "score" de ce 13 novembre 2015 restera dans les annales du terrorisme en France. Jamais nous n'avions connu cela sur notre sol, jamais personne ne l'avait osé.

Ils ont osé. Ils, qui sont-ils ? C'est la question qui va agiter le pays durant les jours qui vont venir. Car derrière les noms, prénoms, dates de naissance et autres antécédents judiciaires que les enquêteurs découvriront au fur et à mesure de leurs progrès, c'est la question de leur identification qui risque de déchirer la France, entre ceux qui y verront une religion, ceux qui y verront une couleur de peau, ceux qui y verront une toute petite minorité, ceux qui y verront une multitude grouillante et surarmée, ceux qui y verront une fatalité consternante, ceux qui y verront un complot fomenté par qui les arrangera, ceux qui y verront leur voisin et ceux qui y verront leur reflet.

La tenue des élections régionales, dans un mois, avec le résultat historique que l'ont devine pour le Front National (la victoire de Marine Le Pen en Nord-Pas-de-Calais-Picardie est l'une des conséquences les plus prévisibles de la soirée du 13 novembre, avec l'absence de Benzema à l'Euro) va permettre très vite à l'indécence de reprendre le dessus sur le recueillement, et la classe politique va férocement s'attaquer à la récupération du charnier du Bataclan. Et évidemment, ce sera l'occasion de remettre sur la table les traditionnels débats, avec les traditionnels amalgames, les traditionnels procès en sorcellerie et les traditionnels délits de sale gueule. Sauf surprise, nous n'avancerons sur rien, et les regards suspicieux vont pourtant fleurir ces prochaines semaines à l'endroit de quiconque aura la peau un peu trop mate, car on ne coupera pas au jugement public de ceux qui seront soupçonnés de ne pas être assez Charlie, comme on dit, et qui auront en permanence et ad nauseam à se justifier de leur croyance ou de leur prénom. 

La France est un pays meurtri. Elle est confrontée à une situation inédite dans son histoire : il y a, en son sein même, un petit groupe de quelques milliers de personnes, qui ont juré sa perte, par tous les moyens. Ce petit groupe est invisible, il se cache, il est armé, entraîné, endoctriné, fanatisé, mais disséminé, nébuleux, fuyant, ils sont parmi nous, nous les croisons tous les jours sans arriver à les reconnaître, et eux, ils nous haïssent. On ne peut pas défoncer une porte, et tous les trouver, toute la bande de connards, d'un coup, réunis, attablés, et tous les canarder, d'un coup, ce serait trop facile. 

Notre seul ennemi identifiable, c'est la bêtise. La bêtise qui pousse à la haine au point de croire qu'en commettant un massacre de masse, on gagne sa place au paradis, cette bêtise-là est immense, elle est infinie, et c'est ce qui la rend si difficile à combattre. A-t-on déjà eu en face de nous un ennemi aussi bête ? Même ce synonyme d'horreur absolue qu'est le Troisième Reich apparaît finalement davantage comme un cas extrême de perversion que de bêtise. Les djihadistes qui ont frappé Paris, apparemment liés à cet étron de Daesh commandé par le pou barbu Al-Baghadi, aspirent à un monde archaïque, moyen-âgeux. Leur horizon est nul. Leur vision du monde aussi étroite que limitée. Ce sont des hommes que la bêtise a vaincu. La lie de l'humanité.

C'est un combat que nous gagnerons. C'est un combat qui sera dur, qui sera âpre, qui sera long et pourra nous sembler parfois vain, mais nous le gagnerons, car la France finit toujours par triompher de l'abjection. Ce qui nous sera demandé, c'est cette même dignité dont nous avions tous fait montre lors de la marche républicaine du 11 janvier dernier, cette longue procession silencieuse et recueillie, parfois seulement agitée par une salve d'applaudissement ou une Marseillaise aux allures d'oraison funèbre. La France n'est pas une origine ni une religion, elle n'est pas une couleur de peau, ni même une langue, elle est la volonté, plus grande que tout, de vivre ensemble, et ce n'est pas eux, ces quelques petits caïds, qui parviendront à contrarier ce dessein, le plus beau et le plus ambitieux.


Quelques images resteront de cette soirée, comme autant de nuances du drame vécu par tous durant ces heures maudites. Ces images resteront comme les pointillés d'une nuit décousue, traumatisante (les paroles des premiers témoins interrogés étaient saisissantes, tous répétaient "je suis traumatisé", comme s'ils anticipaient le traumatisme à venir du pays tout entier), une nuit noire, la nuit d'un massacre. 

La première image, c'est celle du Stade de France, quand une détonation retentit, en plein match France - Allemagne. La caméra capte le regarde de Patrice Evra, interloqué, jadis capitaine conspué, aujourd'hui l'un des premiers à avoir remarqué qu'il se passait quelque chose, éternelle Cassandre, et le match qui continue dans une insouciance qui ne sait pas qu'elle vit ses derniers feux. 

Il y a ensuite celle de François Hollande, intervenant depuis l'Elysée alors que la prise d'otages était encore en cours au Bataclan. Marqué, ému, mais en même temps ferme et déterminé, il était aussi bon, calvitie mise à part, qu'un président américain. Son rôle devra être immense durant les prochains mois.

Il y a aussi celle de ces gens suspendus aux fenêtres derrière le Bataclan, cachés là parce qu'ils n'y avait pas d'autre endroit où fuir les assassins venus pour tuer Paris, terrorisés, retenus au-dessus du vide par la force de leurs bras épuisés, livrés aux peurs les plus primitives et les plus totales, infimes silhouettes ô combien vulnérables que nous suppliions à distance de parvenir à s'accrocher jusqu'au bout.

Celle des hommes du Raid dans les minutes qui précédaient leur assaut pour libérer les otages au Bataclan, dans leurs combinaisons, mitraillettes-lasers, que les écrans télés voyaient se succéder au milieu d'un décor de jungle urbaine poussé à son paroxysme par les éclairages nocturnes et le lourd silence qui baignait durant ces heures brûlantes les rues terrifiées de Paris martyrisé.

Celle de Sylvestre, arrivé en retard au match et sauvé par son portable, passé deux fois sur i-Télé, la première encore sous le choc, s'exclamant "c'est de la chair humaine" en montrant sa jambe, puis une heure plus tard, calmé et disposé à raconter son histoire, sans chichi, sans compensation, sans revendication, sans rien demander à personne, juste disposé à raconter son histoire et puis à renter chez lui, au calme, après un dernier long regard dans lequel il était possible de lire le monde entier. Je crois que tout le monde l'a bien aimé, Sylvestre, il avait la gravité et la décence qui convenait au moment, l'humilité des miraculés. Vendredi soir, il était la France.

Celles de cette procession sans fin de brancards poussés entre des formes recouvertes de draps que l'on savait être des cadavres, dans ce qui avait jadis été, il y a très longtemps, il y a une éternité, la terrasse d'un café du onzième arrondissement, et à présent envahi par la foule des morts.

Celle de cet homme chauve qui se tenait la tête entre les mains, à la sortie du Bataclan, immobile, hébété, alors que les rescapés étaient évacués à côté de lui. Il avait perdu un ami, ou sa femme, ou son frère, ou juste ses illusions et trois litres de sueur, mais à cet instant, il était comme chacun de nous devant sa télévision : il avait tout perdu.

Celles de ces innombrables messages "ça va ?", "tout va bien", "je suis en sécurité", "répondez", "où es tu" qui se sont succédés d'un bout à l'autre de la soirée sur les écrans des téléphones portables dans toute la région parisienne, avec à chaque fois cette angoisse terrible quand la réponse tardait, et, parfois, l'inimaginable au bout du fil.

Celles de cette virée en pays d'horreur, quelques heures durant, et du pénible retour à la réalité, celle d'un lendemain blessé, un lendemain où il faudra apprendre à composer sans tous ceux qui y seront restés, un lendemain qui ne chante pas, qui pleure, qui pleure sur la bassesse, l'abjection et la lâcheté de ceux qui ne sont pas en mission commandée pour le compte de Dieu mais bel et bien au service de l'ignorance et de la bêtise, du néant. Ceux que la République, tôt ou tard, rattrapera.

Saloperie de putain de bordel de merde.


2 commentaires:

  1. Merci d'avoir trouvé les mots justes, d'avoir réussi à écrire ce qui nous tourne dans la tête pour encore très très longtemps.
    E. Arden

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  2. Très bel artcicle, mériterait d'être publié dans une tribune,

    Blanchette, la meneuse.

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